Arnaud D'Hoine
Multitâche indélébile

L'avantage quand on sait qu'on va animer une formation sur la gestion du temps avec une audience composée à 99% de post-doc / chercheurs en maths, c'est que ça nous incite à actualiser le contenu de ce qu'on va raconter histoire de faire un peu sérieux.
Cette quête de nouveauté a tout du chantier archéologique. Surtout quand on peut penser que tout a été dit sur le sujet mais manifestement pas mis en place, vu qu'il reste malgré tout sur le podium des facteurs d'hyperstress. On déterre un premier auteur qu'on avait raté, qui renvoie vers une chronique contenant 25 liens vers autant d'antithèses et de compléments, on fait un crochet par des vidéos de chatons pour se détendre avant de repartir en quête de la généalogie du concept qu'on vient d'exhumer...
Ce qui ressort de tout ça?
Avant de gérer son temps, il convient de connaître le rapport qu'on entretient avec lui. Et on reparle d'Eric Berne, le papa de l'Analyse Transactionnelle.
On prend conscience des différences entre temps disponible et temps requis, et des deux erreurs que l'on commet régulièrement à leur sujet.
Le multitasking est votre pire ennemi, n'en déplaise à votre N+1 qui vous a collé ça comme objectif dans votre dernière évaluation.
"Développer sa concentration" is the new "gérer son temps"
Il n'y a pas de méthode ou d'outils miracles, mais des décisions et des changements d'attitude qui commencent à votre niveau.
Tout cela est l'occasion pour moi de vous mitonner une série d'articles sur la gestion du temps. Avant le post sur la concentration et le concept de "deep work", avant de parler de structuration du temps puis d'éventuelles méthodes utiles et pratiques, je vous propose de casser la figure à un mythe: être multitâche, en fait, c'est tout pourri.
Mais avant d'aller plus loin, une question: quel est votre métier? Comment le décririez vous? Si la réponse ne contient pas "sauver des vies", "veiller à la sûreté nucléaire du pays", "empêcher le massacre des baleines" ou tout autre élément qui justifierait vraiment de rester joignable H24, je vous invite à éteindre votre téléphone, à mettre les notifications et les pushs en veilleuse, à fermer la porte du bureau, bref à limiter au maximum les parasitages.

Bien. Reprenons.
Avant toute chose, enregistrez bien ces termes: empan mnémonique. On y reviendra.
Si je vous parle d'effet Zeigarnik et de Loi de Carlson, il est probable que cela ne vous dise pas grand chose. Et pourtant, on tient là deux explications de l'absurdité de l'injonction du multitâche. Sune Carlson nous enseigne la chose suivante: "Un travail réalisé en continu prend moins de temps et d’énergie que lorsqu’il est réalisé en plusieurs fois." Ce qu'on appelle également loi des séquences homogènes dit donc en substance que les interruptions nuisent à la productivité. Jusque là, c'est facile.
De son côté, que dit Madame Zeigarnik? Qu'il existe un effet auquel elle a légué son nom se manifestant ainsi : on se souvient mieux d'une action inachevée que d'une action terminée. L'exemple sur lequel elle s'est appuyée est celui de serveurs capables de se souvenir des commandes des clients aussi longtemps que ces derniers n'avaient pas été servis, mais qui les oubliaient quasi instantanément une fois les commandes honorées.
Traduction: tant qu'une tâche n'est pas achevée, on sollicite la mémoire de travail siégeant dans le cortex préfrontal. Sauf que cette mémoire dite de court terme n'est pas une ressource infinie. Faites un test, sans tricher si possible, et essayez de vous réciter la phrase qui se trouve 11 lignes plus haut... Si vous y êtes parvenu, bravo. Si comme la majorité des gens c'est un échec, c'est normal. C'est la limite de l'empan mnémonique (ou mnémique, ou empan de mémoire), notre capacité à restituer sans délai des infos qui viennent d'être perçues. On le teste en général sur une série de chiffres de 0 à 9, et le résultat est sans appel: notre cerveau a une capacité moyenne de 7, plus ou moins 2...
Pause ludique: le Burger de la Mort, épreuve finale de Burger Quizz, utilise à fond le principe de l'empan et montre assez bien le fonctionnement de la mémoire de travail.
A ce stade vous avez sûrement déjà visualisé l'application dans votre quotidien des principes énoncés.
Exemple: si l'arrivée d'un mail vous interrompt dans la tâche que vous effectuiez, celle-ci reste en mémoire comme non traitée et ampute d'autant votre espace disponible pour traiter de nouvelles infos. Et n'oublions pas qu'il faut un temps - improductif - et de plus en plus long à mesure que la journée avance pour revenir au niveau d'attention qui était le notre pré interruption... Sauf que cela va peut-être plus loin que vous ne le soupçonnez. Car le simple fait de jeter un œil à la notification ou au push crée de facto une tâche [Aller vérifier / Ne pas faire] dont les effets secondaires peuvent s'enchaîner à moins d'être un maître Jedi de la concentration.
Ne pas aller vérifier la teneur de ce mail peut être facteur de doute, et donc de pensée parasite qui grignote elle aussi sa part de mémoire et d'attention. On ne sait jamais, et si ce mail était en fait ultra important? Hein?
Si vous décidez d'interrompre durablement la tâche en cours pour aller vérifier ce #@ù*! de mail, vous prenez cette fois le risque de vous créer encore plus de tâches:
[Répondre Immédiatement], avec ce que cela peut comporter de sous-tâches subséquentes pour effectivement apporter une réponse claire. Sans une organisation en béton, c'est la pire idée à avoir.
[Accuser Réception], moins lourd de conséquence, mais qui n'est réellement utile qu'en étant complétée par la suivante
[Programmer Réponse dans le temps], qui permet de mettre un terme au moins temporaire au sujet. Une fois le rdv avec l'action [Répondre] calé dans l'agenda, certain.e.s parviennent à faire abstraction jusqu'au moment échu, d'autres moins. Toujours est-il qu'en termes d'attention, cette option ménage davantage votre cerveau.
Mais encore faut-il être en mesure de planifier, ce qui est loin d'être gagné quand on sait que c'est justement le cortex préfrontal en surchauffe qui a cette responsabilité. Autrement dit, le simple fait d'empiler les tâches sabote l'outil qui nous permettrait de nous en sortir...
Et comme si ça ne suffisait pas comme ça, admettons que vous ayez lu ce mail qui vous demande de gérer une urgence. Il vous faut donc vous asseoir sur votre to-do, et réorganiser votre planning. Cette action est l'une des plus énergivores qui soit pour le cerveau, et c'est à nouveau ce brave cortex qui va s'y coller alors qu'il en bave déjà pas mal depuis que vous vous êtes levé.e.s ce matin...
Et avec tout ça, on oserait dire que multitasker est un gage d'efficacité?

Résumons. Le multitasking, ça n'existe pas. Si nous pouvons marginalement faire plusieurs choses en même temps, les problèmes complexes de la sphère professionnelle ou qui sollicitent nos capacités cognitives de haut niveau nécessitent qu'on les traite un par un pour être efficace, à moins peut être d'un cerveau à la Steve Austin. Ce qu'on appelle "être multitâche" est en fait la capacité que nous avons à dépenser notre énergie pour faire faire des allers retours à notre attention sans que cette dernière soit fixée sur un point. Ce faisant, on génère progressivement un déficit croissant d'attention et d'énergie, source d'erreurs qui nous ralentissent et qui peuvent à leur tour générer une tâche [Corriger] et ainsi de suite, sans parler des pensées parasites... On ne gagne pas de temps en étant multitâche, on en perd!
C'est une source de stress, ce mode de fonctionnement nous invitant sans aucune subtilité à être dispo pour un flux d'infos que nous ne sommes pas équipés pour gérer.
Et si j'étais taquin, je dirais que c'est l'art de faire illusion en essayant de faire passer le fait d'être sur-occupé pour de l'efficacité...
Les clés ? Envisager le multitasking non plus comme faire plusieurs choses en même temps, mais faire plusieurs choses successivement en se concentrant sur une seule et unique tâche à la fois. S'organiser, temporellement et matériellement, pour limiter les sources de distraction.
Et lire le prochain post, qui détaillera les recettes pour booster son attention :-)
Merci, et à bientôt pour la suite,
Arnaud
PS : bon, allez, on se le dit? Combien de fois avez-vous regardé votre smartphone durant la lecture de cet article?
PS2: Du coup, combien de temps avez-vous mis pour le parcourir? Et qu'avez vous retenu?